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Lecture : histoire de l’homme qui fut réduit à ne plus rire

Les Mille et Une nuits, trad. A. Miquel, Gallimard, Pléiade.

Il était une fois un homme qui comptait parmi les possesseurs de maisons et de biens, riche d’argent, de serviteurs, d’esclaves et de domaines. Quand la mort le remit à la miséricorde du Très-Haut, il laissait un fils en bas âge. Celui-ci, devenu grand, prit l’habitude de festoyer, boire, écouter les chansons et la musique, faire cadeaux et largesses, si bien qu’il dépensa tout ce qu’il avait hérité de son père et que toute sa fortune y passa.

Mais l’aube venait reprendre Shahrâzâd, parler n’était plus permis : elle se tut.


Lorsque ce fut la cinq cent quatre-vingt-huitième nuit, elle dit :

On raconte encore, Sire, ô roi bienheureux, que, le jeune homme ayant dilapidé la fortune qu’il avait reçue de son père, il ne lui resta plus qu’à vendre esclaves, servantes et domaines. Ayant ainsi dépensé tout ce qu’il avait, argent et le reste, il se retrouva pauvre et forcé de travailler de ses mains. Une année passa et puis, un jour qu’il était assis, au pied d’un mur, attendant quelqu’un qui voulût bien l’employer, il vit arriver un homme de belle apparence, bien vêtu, qui s’approcha de lui et le salua. « Mon oncle, dit le jeune homme, est-ce que tu me connaissais auparavant ? – Pas du tout, mon garçon, mais l’état où je te vois ne dissimule pas les traces d’une vie heureuse. – C’est un sort malheureux qui a accompli son œuvre. N’aurais-tu pas, mon oncle, toi qui me parais si bon, quelque affaire à quoi m’employer ? – Je voudrais en effet avoir recours à tes services, pour une chose assez simple. – Et quoi donc ? – J’ai avec moi, réunis dans une même maison, dix hommes de grand âge, et personne pour veiller à leurs besoins. Tu aurais de quoi manger et te vêtir à ta suffisance. Viens à notre service, tu te verras pourvu d’argent et d’autres biens, sans compter que Dieu, par notre intermédiaire, pourra peut-être faire de nouveau ton bonheur – C’est entendu, je te suis. – A une condition cependant. – Et laquelle ? – Que tu restes muet sur tout ce que tu nous verras faire ; que, si nous pleurons, tu n’en demandes pas la raison. – C’est oui. – Dans ce cas, mon garçon, viens avec moi, avec la bénédiction du Très-Haut ! »

Le garçon suivit jusqu’aux bains le vieil homme, qui le fit laver de sa crasse, puis envoya quelqu’un lui chercher une fort belle tunique, qu’il lui dit de passer. Il l’amena ensuite chez lui pour rejoindre ceux qui s’y trouvaient. En arrivant, le jeune homme découvrit une maison aux hauts murs, de belle construction, avec des salons qui se faisaient face et, en chacun, une fontaine où venaient gazouiller les oiseaux ; plus haut, il y avait des fenêtres donnant, de tous côtés, sur un beau jardin occupant le centre de la demeure. Invité à entrer dans l’un des salons, le jeune homme y vit des marqueteries de marbres aux couleurs variées, un plafond relevé de lapis-lazuli et d’or éclatant, et des tapis de soie sur le sol.


Dix vieillards étaient là, se faisant face les uns aux autres : ils portaient des habits de deuil, pleuraient et sanglotaient. Le jeune homme, interloqué, allait interroger à leur sujet celui qui l’accompagnait, mais il se souvient de la promesse faite et retint sa langue.

Le vieillard lui remit alors un coffre contenant trente mille dinars : « Prends là dedans pour nos dépenses, dit-il, et sois assuré de notre gratitude. Veille bien sur ce dépôt : nous te faisons confiance. – J’ai bien entendu, et suis à tes ordres », répondit le jeune homme. Il préleva dans le coffre, les jours suivants, de quoi assurer la dépense. Le temps passa, et l’un des vieillards mourut. Ses compagnons lavèrent sa dépouille, la revêtirent d’un linceul et l’enterrèrent dans un jardin, derrière la maison. La mort les prit ensuite l’un après l’autre, si bien qu’il ne resta plus, avec le jeune homme, que le vieil homme qui l’avait engagé.

Quelques années passèrent… Ils vivaient là tous deux, sans autre compagnie, lorsque le vieillard tomba malade. Le jeune homme, désespérant de le voir en réchapper, lui dit sa compassion et ajouta : « Mon oncle, je vous ai servis, tes amis et toi, du mieux que j’ai pu le faire, douze années durant, ne ménageant ni mes conseils, ni mon dévouement, ni mes forces. – C’est bien vrai, reconnut le vieillard ; tu nous a servis, mon enfant, tout ce temps qui a vu mes compagnons revenir à Dieu, le Tout-Puissant, le Très-Grand. Mais nous devons tous mourir. – Bon maître, tu es en grand péril : ne pourrais-tu me dire maintenant la raison de vos larmes, de vos sanglots sans fin, de votre tristesse, de votre détresse ? – Tu n’as rien à voir là-dedans, mon enfant : ne m’impose pas ce qui me serait insupportable. Je prie le Très-Haut de n’infliger à personne l’épreuve que j’ai subie, et si tu veux, toi, éviter le sort qui fut le nôtre, prends garde à ne pas ouvrir cette porte. » Le vieillard la désigna d’un geste et ajouta : « Mais si tu veux être atteint du même malheur que nous, alors, ouvre-la : tu sauras la raison de tout ce que tu as vu ici, et tu t’en repentiras quand le repentir ne te servira plus à rien. »

Mais l’aube venait reprendre Shahrâzâd, parler n’était plus permis : elle se tut.


Lorsque ce fut la cinq cent quatre-vingt-neuvième nuit, elle dit :

On raconte encore, Sire, ô roi bienheureux, qu’après avoir prononcé ces mots le vieillard vit sa maladie empirer. Le jeune homme lava sa dépouille, la revêtit d’un linceul et l’ensevelit près de ses compagnons. Il demeura seul propriétaire légal des lieux, mais ne pouvait s’empêcher d’être troublé, de penser à la situation où il avait vu ces vieillards. Et c’est ainsi qu’un jour, retournant en sa tête les propos du dernier d’entre eux et le conseil touchant à la fameuse porte, il eut l’idée d’aller y jeter un coup d’œil. Il se dirigea de ce côté-là, fureta et découvrit une jolie porte, dissimulée sous des toiles d’araignée et fermée par quatre cadenas d’acier. A sa vue, il se remémora le conseil du vieil homme et tourna les talons. Pendant sept jours, il résista, il repoussa les sollicitations de son âme qui l’engageait à ouvrir cette porte. Et puis, au huitième jour, il céda, il se dit qu’il devait la forcer : il verrait bien ce qui lui arriverait et, de toute façon, rien ne se passait sans l’imprescriptible décision du Très-Haut, rien ne survenait sans sa volonté.

Sa résolution prise, il ouvrit la porte après en avoir brisé les cadenas. Il fut alors devant une étroite galerie, où il marcha trois heures et qui le fit déboucher sur la rive d’un énorme fleuve. Tout à sa surprise, il la longea, regardant de droite et de gauche, et soudain un aigle énorme vint fondre sur lui depuis les airs, le saisit dans ses serres et l’enleva entre ciel et terre, jusqu’à une île au milieu de la mer, où il le déposa avant de disparaître. Le jeune homme resta là, égaré de son aventure et ne sachant où aller, et puis, un jour, il aperçut une voile qui brillait sur la mer comme une étoile au ciel. Il n’eut plus qu’une idée : son salut était peut-être là, dans ce navire. Il ne le quitta pas des yeux pendant qu’il approchait : c’était un bateau d’ivoire et d’ébène, avec des rames en bois de santal et d’aloès, et tout entier plaqué d’or éclatant. Il portait dix jeunes vierges, belles comme lune en son plein…

En le voyant, elles quittèrent le bateau pour venir lui baiser les mains et lui dire qu’il était le roi, le fiancé. L’une d’elles, aussi éblouissante qu’un soleil sur un ciel clair, lui présenta, dans une pièce de soie, une robe d’apparat, royale, et une couronne d’or serti de toutes sortes de pierres précieuses. Elle lui fit passer la robe et coiffer la couronne, puis elle et ses compagnes le portèrent sur leurs mains jusqu’au bateau, où il découvrit une profusion de tapis de soie aux multiples couleurs. Alors, elles déployèrent les voiles et se lancèrent sur l’immensité de la mer.

Le jeune homme, selon ses propres dires, se demandait, en voguant ainsi avec elles, s’il ne rêvait pas, et où il allait. Quand on fut en vue de la terre ferme, il vit que le rivage était couvert de soldats, dont Dieu seul – loué et exalté soit-Il ! – aurait pu connaître le nombre. Ces hommes, portant cuirasse, lui présentèrent cinq chevaux portant la marque de leur maître, avec des selles d’or incrusté de toutes sortes de perles et de pierres précieuses. Il monta l’un d’eux, les autres à ses côtés, tandis qu’étendards et bannières se déployaient en masse au-dessus de lui, dans le battement des tambours et le bruit des timbales. Les troupes disposées à sa droite et à sa gauche, il avançait, se demandant s’il rêvait ou non, n’en croyant pas ses yeux, et persuadé que ce cortège et tout le reste n’étaient qu’un vain songe.

On parvint ainsi à une vaste place de verdure, où des châteaux se dressaient parmi des jardins, des arbres, des eaux vives, des fleurs et des oiseaux qui chantaient la louange de Dieu, l’Unique, le Tout-Puissant. Des troupes surgirent alors parmi ces châteaux et jardins, comme un torrent qui descendait jusqu’à emplir cet espace. En approchant du jeune homme, les soldats firent halte et un roi se détacha de leurs rangs, s’avança, à cheval, précédé de quelques officiers à pied, puis mit lui-même pied à terre. Ce que voyant, le jeune homme l’imita et tous deux se saluèrent le plus courtoisement du monde. Puis ils se remirent en selle et le roi dit : « Accompagne-moi, tu es mon hôte. » Ils cheminèrent tout en devisant, encadrés par les troupes en bon ordre, jusqu’au palais, où ils entrèrent après être descendus de cheval.

Mais l’aube venait reprendre Shahrâzâd, parler n’était plus permis : elle se tut.


Lorsque ce fut la cinq cent quatre-vingt-dixième nuit, elle dit :

On raconte encore, Sire, ô roi bienheureux, que le roi, entré au palais main dans la main avec le jeune homme, le fit asseoir sur un trône d’or et s’installa à son côté. Après quoi, il découvrit son visage : c’était une jeune femme, éblouissante comme le soleil sur un ciel clair, belle, gracieuse, resplendissante, superbe, merveilleuse : la séduction même ! Le jeune homme, abasourdi de tant de beauté, y voyait la promesse d’un immense bonheur et de mille félicités. « Sache, ô roi, lui dit alors cette femme, que je suis la souveraine de ce pays ! Toutes ces troupes que tu as vues, tous ces soldats, à cheval ou à pied, sont des femmes. Chez nous, les hommes labourent, sèment, récoltent, s’occupent à cultiver la terre, à bâtir, accomplissent les tâches de l’artisan et autres métiers nécessaires au bien de tous. Le gouvernement, l’administration, l’armée, tout cela, c’est l’affaire des femmes. »

Ces mots laissèrent le jeune homme au comble de la stupéfaction. Mais voici qu’apparaissait le vizir, une femme aux cheveux grisonnants, d’allure imposante, solennelle et fort digne. Elle partit convoquer le cadi et les témoins à la prière de la reine, laquelle se mit à faire mille amabilités au jeune homme, à le cajoler, à lui parler gentiment pour venir à bout de sa gêne. « Veux-tu que je sois ta femme ? » demanda-t-elle enfin. Il se leva pour baiser le sol devant elle. Elle le retint, mais lui de s’écrier : « Dame mienne, je suis le plus humble de ceux qui te servent. – As-tu vu, dit-elle, tous ces valets et soldats, cette fortune, ces richesses, ces trésors ? – Oui, j’ai vu tout cela. – Eh bien, c’est à toi, tu peux t’en servir pour en dispenser et donner ce que tu voudras ! » Puis, désignant une porte fermée : « Tu disposes de tout, comme je t’ai dit, à une réserve près : n’ouvre pas cette porte, sous peine de le regretter, et le regret ne te servira de rien. »

Ces mots à peine prononcés, le vizir, le cadi et les témoins étaient là, femmes de grand âge, imposantes et dignes, cheveux flottant sur leurs épaules. Arrivées devant la reine, elles furent priées de rédiger le contrat de mariage. Quand l’union des deux époux fut scellée, on organisa les festins où furent conviés tous les gens de l’armée. On but, on mangea, puis le jeune homme s’unit à la reine, dont il défit la virginité. Il passa sept ans en sa compagnie, menant la vie la plus agréable, la plus fortunée, la plus douce, la plus heureuse, jusqu’à certain jour où il se souvint d’une porte qu’il ne fallait pas ouvrir…

« Elle cache, à coup sûr, se dit-il, des trésors considérables et qui valent bien plus que tout ce que j’ai pu voir ; sinon, pourquoi me l’aurait-on interdite ? » Il alla donc l’ouvrir : derrière se tenait l’aigle qui l’avait emporté depuis la rive du grand fleuve, puis déposé dans l’île. L’oiseau lui cria : « On ne souhaite pas la bienvenue à pareil visage qui mérite aussi peu son bonheur ! » Cette apparition et les mots qui l’accompagnaient firent fuir le jeune homme, mais l’aigle le rattrapa, le saisit, l’emporta dans son vol, entre ciel et terre, une heure durant, le lâcha à l’endroit même où il l’avait pris la première fois et disparut.

Le jeune homme, revenant à lui, se remémora tout ce dont il avait été témoin jusque-là, il revit son bonheur, les fastes et les honneurs qu’il avait vécus, les troupes chevauchant devant lui, lui le maître qui ordonnait et interdisait. Alors, il se mit à pleurer et à sangloter. Deux mois passèrent, sur ce rivage du fleuve, il rêvait toujours de revoir son épouse et puis, une nuit, alors qu’il veillait, tout à ses tristes pensées, il entendit une voix sans visage, qui lui disait : « Ah ! tant de plaisirs, à profusion, et qui jamais ne reviendront ! Non, le passé ne revient jamais ! » Le jeune homme alors redoubla de sanglots, désespérant de retrouver sa reine et son ancien bonheur. Il revint du rivage à la maison des vieillards et comprit qu’ils avaient vécu la même aventure que lui : on pouvait les excuser, dès lors que l’on savait la raison de leurs larmes et de leur tristesse ; c’était à lui maintenant de s’affliger et de se tourmenter. Et le jeune homme, dans cette même salle où il avait vu les vieillards, se mit à pleurer et gémir sans cesse, il renonça à manger, à boire, aux parfums et au rire, tant et tant qu’à la fin il mourut et fut enseveli aux côtés des vieillards.

Le cinquième vizir voulut ainsi faire comprendre au roi que toute hâte était condamnable, qu’elle ne menait qu’au regret : voilà le conseil qu’on lui donnait. Le roi revint alors sur sa décision de mettre son fils à mort.

Mais l’aube venait reprendre Shahrâzâd, parler n’était plus permis : elle se tut.


Lorsque ce fut la cinq cent quatre-vingt-onzième nuit, elle dit :

On raconte encore, Sire, ô roi bienheureux, que, le roi ayant sursis à l’exécution de son fils, au sixième jour réapparut la jeune esclave, un couteau nu en main. « Seigneur, dit-elle, je vais me tuer si tu ne fais pas droit à ma plainte, si tu oublies ton honneur et ta justice face à qui me fait tort, je veux dire ces vizirs qui, en prétendant que les femmes ne sont que manigances, fourberie, tromperie, n’ont en tête que de ruiner mes droits, que d’amener le roi à les bafouer. Je vais devant toi te prouver que les hommes sont plus roués que les femmes, et pour cela te raconter l’histoire du fils du roi, lorsqu’il voulut se trouver seul avec l’épouse du marchand.

Et qu’est-il donc arrivé ? » demanda le roi. La jeune esclave alors raconta ce qui suit.

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