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Lecture : souvenirs d’un gentilhomme syrien au temps des croisades : Usâma Ibn Munqid

Loué soit le Créateur, l’Auteur de toutes choses ! Quand on est au fait de ce qui touche aux Francs, on ne peut qu’exalter et sanctifier le Très-Haut, car on voit en eux des bêtes qui ont la vertu du courage et de l’ardeur guerrière, mais rien de plus, tout ainsi que d’autres ont la vertu de la force et de l’endurance à porter des fardeaux. Je vais évoquer quelques-uns de leurs traits et des bizarreries de leur mentalité.

Les Francs n’ont pas la moindre bribe d’honneur ni de jalousie. Chez eux, un homme se promène avec sa femme ; s’il en rencontre un autre, celui-ci la prend à l’écart et s’entretient avec elle, tandis que le mari reste planté à côté, attendant qu’elle ait fini de causer. S’il trouve que l’entretien se prolonge, il la laisse parler avec l’autre, et va son chemin.

Voici ce que j’ai pu constater en la matière. Lorsque je venais à Naplouse, je descendais chez un nommé Mu’izz, dont la maison servait de logement aux musulmans. Elle avait des fenêtres qui donnaient sur la rue. De l’autre côté, et en face, se trouvait le domicile d’un Franc qui vendait du vin aux marchands. Il mettait du vin dans une bouteille et allait criant : « Le marchand un tel vient d’ouvrir une barrique de ce vin. Qui en veut en trouvera à tel endroit ! » Et quand quelqu’un répondait à son appel, l’homme lui donnait en prime le vin qui était dans la bouteille. Un jour, en rentrant, il trouva un homme au lit avec sa femme. « Que veut dire, s’écria-t-il, cette intrusion chez ma femme ? – J’étais fatigué, répondit l’autre, et je suis entré me reposer. – Et comment se fait-il que tu te sois mis dans mon lit ! – J’ai trouvé un lit tout prêt. J’y ai dormi. – Mais ma femme dormait avec toi ! – Le lit est à elle. Pouvais-je le lui interdire ? – Par la vérité de ma religion, si tu reviens et que je t’y reprenne, nous aurons maille à partir, toi et moi. » Voilà comment cet homme manifestait sa désapprobation et quel était chez lui le comble de la jalousie.

Encore un fait approchant. Entré au bain dans la ville de Tyr, je m’assis dans une salle à part. Un de mes serviteurs vint m’annoncer qu’il y avait au bain, avec nous, une femme. Lorsque je sortis, je m’assis sur la banquette de pierre : la femme qui était au bain se trouvait là, en face de moi, tout habillée, debout avec son père ! Mais étais-je sûr que ce fût une femme ? Je dis alors à l’un de mes compagnons : « Par Dieu, va voir si c’est bien une femme ! » Il s’agissait, dans ma pensée, de questions à poser, mais je le vis s’en aller relever le bas de la robe et regarder attentivement. Le père se tourna vers moi et me dit : « C’est ma fille. Sa mère est morte, et elle n’a plus personne pour lui laver les cheveux. Je l’ai donc prise avec moi au bain, et je les lui ai lavés. – C’est là fort bien agir, répondis-je, et Dieu t’en récompensera. »

MIQUEL, André. Usâma Ibn Munqidh. Des enseignements de la vie (Kitâb al-I'tibâr). Souvenirs d'un gentilhomme syrien du temps des Croisades, traduction, introduction et notes. Paris, Imprimerie Nationale, 1983.

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