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Discours d'André Miquel, professeur honoraire au Collège de France

Je ne surprendrai personne, je pense, en disant mon émotion, mais personne, je le pense tout autant, ne sait de quelle heureuse et bienfaisante surprise, renouvelée jour après jour ou presque, j’ai vécu depuis bientôt un an. Le don d’une bibliothèque n’a rien en soi d’extraordinaire ; ce qui l’est ici, c’est l’art et la manière dont il fut reçu, l’inventive chaleur qui m’apportait régulièrement la nouvelle de telle ou telle initiative qui rehaussait le geste d’accueil.

Je voudrais évoquer ici, dans un même élan de reconnaissance, tous ceux qui m’ont fait l’honneur d’accéder à mon vœu :

Je n’aurais garde enfin d’oublier tous ceux et celles qui, avec elles et Pierre LARCHER, donnèrent forme et réalisation à l’entreprise : scénaristes, bibliothécaires et arabisants, Virginie LEGRAND, Moïse de FARIA, Nicole EL-AJMI GRANET, Catherine CASSAN, Mouna LATGE, ni mon gendre Christophe qui aida ainsi que ma femme et ma fille, et tant d’autres que je viens de connaître, tous, à qui je dis mon plus chaleureux merci.

Sans oublier non plus Marie-Renée CAZABON qui aura veillé sur les bibliothèques du Collège de France, ni l’ami Nasser KHEMIR, qui me fit l’honneur de ce film et auquel j’adresse pour son pays, la chère TUNISIE, mes vœux les plus chaleureux.

Pourquoi ai-je choisi Aix ? La raison en est simple : c’est ici, à mon retour de captivité du Caire, que l’Université française m’accueillit, comme maître-assistant. Je donnais, aux côtés de Charles VIAL, mes cours à l’hôtel de Vitrolles et venais, deux fois par semaine, de Montpellier où ma femme enseignait. Quand je ne pouvais pas y rentrer le soir même, j’avais ma chambre réservée chez la famille Le TOURNEAU : Roger et Jeanne, qui vient de s’éteindre à plus de cent un ans, sont pour toujours fidèles serviteurs de ma mémoire. C’est à Aix enfin, dans la salle des professeurs, qu’eut lieu ma première rencontre avec Georges DUBY. Alors me direz-vous, pourquoi avoir quitté Aix ? Pour répondre à l’invitation de Fernand BRAUDEL, qui avait défendu le prisonnier du Caire, et souhaitait qu’il y eût un peu plus d’arabe dans ce que l’on appelait alors la 6ème section de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes.

On me pardonnera de revenir à cinquante ans en arrière, puisque aussi bien une partie décisive de ma vie s’est jouée là. Oubliés l’appareil judiciaire, ses cellules et les sinistres interrogatoires en sous-sol, j’en retirai deux constatations, une découverte et un projet. Premièrement, on en peut rien contre la bêtise armée, surtout si elle croit être de bonne foi : deuxièmement, l’innocence est la chose du monde la plus difficile à prouver (je me dois d’ouvrir ici une parenthèse, en hommage et reconnaissance à tous ceux qui prirent ma défense, au premier rang desquels, dans l’Université, Emmanuel le ROY LADURIE, qui créa à Montpellier un comité de soutien pour lequel il rassembla des centaines et des centaines de signatures. La découverte, ce fut la foi, tant il est vrai qu’y aide puissamment le spectre de la mort, surtout quand on la croit imminente. Quant au projet, il naquit de trois questions que je me posai. Serais-je diplomate, comme je l’avais rêvé en partant pour le Caire ? Evidemment, non. Continuerais-je à m’intéresser à l’arabe ? J’avoue que j’eus envie de l’envoyer au diable et de me retourner vers l’allemand. Mais c’était faire la partie trop belle à ceux-là mêmes qui m’avaient jeté là : il fallait leur prouver que je n’étais pas, avec d’autres compagnons de misère, un espion en charge de ténébreuses machinations, mais un universitaire, tout simplement et plus précisément, oui je devais m’y tenir, un arabisant. La dernière question était la plus redoutable, parce que sans échappatoire. Pourrais-je poursuivre ma démarche initiale, vers l’étude de la littérature arabe contemporaine, avec ce projet de thèse, déposé en partant et qui devait m’aider à entrer dans « la carrière », sur littérature et cinéma égyptiens ? Il était plus que probable qu’avec ce qui venait de se passer, voyager en pays arabes s’avérerait difficile, en Egypte et même ailleurs (et ici, par parenthèse encore, je rends hommage à la Tunisie, qui me rouvrait le champ des voyages sur l’autre rive de la mer). Et c’est ainsi que, renvoyé à la littérature arabe du Moyen Age, je me retrouvai classicisant.

Mais pourquoi faire ? Le parti que je venais de prendre, celui de la recherche, me paraissait décidément le plus beau, à une réserve près, celle de son sujet même : à quoi pouvait donc servir d’étudier des époques lointaines, quand le monde, autour de nous, ne cesse de bouger ? La rencontre, ici même, avec Georges DUBY, fut décisive. Je me rendais compte, non pas à travers ses œuvres que je n’avais pas encore lues, mais ses propos, que ce que nous nommons civilisation s’éclaire toujours de ce qu’elle a été, que le passé vit toujours, sous telle ou telle forme, jusqu’au creux de la modernité, quand bien même celle-ci prétend s’en être débarrassée, une fois pour toutes. Ces géographes arabes, dont j’avais commencé à traduire quelques textes, me parurent alors offrir une champ d’exploitation privilégié, pour ce qui était convenu d’appeler une histoire, des mentalités : leur tableau du monde musulman, aux approches de notre an mil, faisait plus que nous renseigner, il nous donnait à voir, et non pas seulement ce que, précisément, ils voyaient, mais tout ce qui se cachait derrière, toutes les questions auxquelles, plus ou moins clairement, inconsciemment même parfois, ils répondaient : comment percevoir un pouvoir politique, une coutume, un peuple voisin, comment définir la mer, la frontière, la ville ?

Les mêmes interrogations me guidèrent pour tenter d’éclairer les relations avec les Croisés, les arrière-plans du thème de l’amour fou, les arrière-pensées de tels contes des Mille et une Nuits. Même démarche pour la poésie, mais cette fois, dirais-je, de l’ordre de la mécanique : les grands thèmes étant universels, vie et mort, amour et bonheur ou malheur, espérance et désespérance, il s’agissait, tout simplement d’observer leur traitement dans le contexte particulier d’une langue et de s’émerveiller de ses trouvailles, pour le plus grand bonheur de la stylistique.

Le trésor découvert, encore faut-il le transmettre. Et d’abord en sa plus haute forme, l’enseignement. De tous mes souvenirs, ceux qui me font le plus chaud au cœur me ramènent à l’Université d’Aix ou de Paris, à ces séminaires où, au désir de communiquer de l’enseignant, répondaient les questions d’une jeunesse avide de savoir, d’échanges, m’invitant parfois à aller regarder du côté d’un livre auquel je n’avais pas pensé. Heures claires, oui, heures heureuses, et surtout quand on pressentait, chez tel ou tel, que l’élève prendrait un jour le relais du maître.

Université ou pas, la traduction me fut toujours indispensable, comme un hommage à l’auteur et un service au lecteur. Mais il faut s’entendre sur le terme. Il ne s’agit pas seulement de transmettre un sens, au plus près possible, mais un esprit, une forme : tentative par définition imparfaite, chaque langue campant sur ses positions, mais que l’on peut au moins essayer de mener à l’extrémité de ce qui est permis et notamment, s’agissant de la poésie, par la scansion et la rime.

J’en reviens décidément à ce mot de transmettre. Chercher n’est rien si l’on n’écrit pas, je veux dire écrire pour être compris, autant que possible de tous, et non pas des seuls spécialistes. Dès que l’on passe de sujets réservés à eux seuls, de l’article spécialisé, technique, au livre, tout change. Je ne sais trop si j’y ai toujours réussi, mais ainsi l’ai-je voulu, dès la prison du Caire, où l’écriture se révéla à mes yeux comme indispensable, au moins autant et sinon plus, que la recherche. D’où ces excursions, romans inspirés de la légende de Majuûn ou romans tout court, nouvelles, récits, poèmes, et ces pages inspirées par l’amour viscéral du Languedoc de la pierre.

Voilà maintenant la page tournée, l’arabe peu à peu oublié, les livres rangés, avec un dévouement et une fidélité si forts qu’ils les font voisiner, là, prêts à servir, avec d’autres, encore et peut-être pour toujours manuscrits, des brouillons, des images. Bref, un itinéraire des bancs de l’école à l’Université, au Collège de France et à la Bibliothèque Nationale, un itinéraire balisé par l’amour de toutes celles et tous ceux qui m’ont aidé, jusqu’au bonheur de ce jour même.

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