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Discours de Jean-Paul Caverni, président de l'Université de Provence, président du PRES Aix-Marseille Université

Monsieur le Professeur, cher collègue,

Mesdames,Messieurs,

Recevoir à l’Université de Provence l’un des anciens jeunes enseignants prometteurs de la Faculté des Lettres est un bonheur. Un bonheur rare sans être tout-à-fait inédit. Notre ancienne Faculté des Lettres, comme l’université de Provence à ses débuts a plusieurs fois accueilli, pour des périodes de longueur inégale, des enseignants chercheurs promis à un avenir exceptionnel, universitaire et extra-universitaire. Votre ancien collègue et ami au Collège de France, Georges Duby, en est un autre exemple marquant.

Le phénomène est devenu plus rare au cours des dernières décennies. Ce n’est pas que le niveau de nos collègues ait fléchi, mais les conditions désormais offertes aux chercheurs sont devenues suffisamment attractives pour retenir la plupart d’entre eux, même les plus renommés, y compris dans le secteur des sciences humaines et sociales. C’est vrai en particulier dans le domaine qui est le vôtre, celui des études arabes, avec la Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme et l’Institut de Recherche sur le Monde Arabe et Musulman.

La cérémonie d’aujourd’hui est pourtant un moment exceptionnel à un double titre : du fait de votre carrière et de votre personnalité, du fait aussi du motif qui nous réunit. En vous accueillant ici, dans cette maison qui fut et reste la vôtre, nous avons pleinement conscience de recevoir l’un des maîtres des études arabes et islamiques, un maître dont le rayonnement a, depuis très longtemps, dépassé nos frontières nationales et celles de l’Europe pour toucher l’ensemble d’une communauté scientifique pour laquelle il ne saurait y avoir de frontière au savoir, pour toucher particulièrement ce monde arabo-islamique auquel vous avez consacré votre vie de chercheur. Une vie extraordinaire, par ses centres d’intérêt, depuis la géographie de l’Orient musulman au Moyen Age (entreprise à Aix-en-Provence), la traduction de textes, (certains si connus, au moins par leur titre, comme les Mille et Une Nuits, d’autres plus discrets comme l’autobiographie d’un prince syrien), l’analyse littéraire et historique (qui fait toujours référence dans de multiples domaines), l’écriture enfin, à laquelle vous devez une notoriété auprès d’un très large public.

Recevoir un homme de culture et de science tel que vous est toujours un événement. Je me permettrai d’insister sur votre amour pour les mots, pour les textes, pour la parole, pour l’échange. Votre vie, votre engagement sur ce terrain ne furent jamais une posture, et ils me paraissent aujourd’hui revêtir une actualité nouvelle. Vous avez connu un Orient à la fois passionnant et difficile : vous en avez subi vous-même des conséquences qui auraient pu être dramatiques. Le monde arabe d’aujourd’hui n’a perdu ni sa complexité, ni sa difficulté, ni ses drames, mais les événements de ces derniers mois lui ont donné, ou redonné, quelque chose que l’on avait un peu oublié : l’importance d’une parole publique qui soit autre chose que la rhétorique d’un pouvoir, le paravent des dictatures.

La littérature fut un temps le dérivatif, à la fois puissant et illusoire, des peuples baillonnés. Les panneaux et les prises de parole, à Tunis comme sur la place Tarhir, redonnent un sens, peut-être provisoire mais à coup sûr passionnant, aux mots et donc à cet amour des mots que vous avez su faire vivre avec tant de force. La poésie ne fait pas l’histoire, mais parfois, elle parvient à jouer des coudes pour s’immiscer dans celle-ci. Vous avez toujours été attentif au présent du monde arabe, attentif aussi à le faire comprendre à des publics très divers. L’historien du monde arabe n’a jamais négligé l’actualité et je serais tenté de dire que l’actualité vous rejoint, en un de ces moments de vacillation de l’histoire, de béance sur la culture et les aspirations des peuples.

J’en viens maintenant à l’autre motif qui contribue à donner son caractère exceptionnel à l’événement d’aujourd’hui : celui de vous retrouver dans un service de documentation pour célébrer des documents. Rien de moins original apparemment que de rencontrer un homme de science, un homme de lettres pour parler livres ou manuscrits dans une bibliothèque. Certes, mais il s’agit de vous et les documents sont les vôtres. Vous, l’ancien administrateur général de la Bibliothèque Nationale de France, vous l’auteur, en 1989, d’un rapport qui a mis en lumière l’état misérable des bibliothèques universitaires, un rapport à l’origine des grandes réformes des décennies suivantes qui ont permis à nos services de documentation de recevoir les moyens, les réformes et les impulsions dont ils avaient tellement besoin. Vous l’ancien administrateur du Collège de France, qui avez choisi, en plein accord avec l’administration actuelle du Collège, que je tiens à remercier ici, de faire don au Service de documentation de l’Université de Provence de votre bibliothèque personnelle comme de votre bibliothèque professionnelle.

Certes, le choix d’Aix-en-Provence aurait pu relever d’une banale logique administrative ou académique : c’est ici qu’est situé le CADIST sur l’Orient méditerranéen, le département d’études arabes et l’Institut de recherche et d’études sur le monde arabe et musulman, au sein de la Maison méditerranéenne des sciences de l’Homme qui font d’Aix-en-Provence l’un des grands pôles internationaux sur ce domaine. Mais les choix individuels n’ont que faire des logiques administratives. Je sais tout le poids des personnes dans ce type de décision, en l’occurrence, le rôle de mise en contact joué par Pierre Larcher et l’action de Martine Mollet, directrice du SCD. Je tiens à les remercier tous deux publiquement. Et puis surtout, je sais le poids de votre décision personnelle, que je tiens à saluer avec gratitude au nom de notre université. Je ne sais ce qui a le plus pesé : les logiques universitaires, le souvenir de votre passé aixois, ou une forme de retour à une Méditerranée qui fut celle de votre jeunesse héraultaise, au bord de l’étang de Thau.

Vous et les textes ! Le dialogue d’une vie de chercheur, d’homme de lettres, de poète. C’est ce dialogue que vous nous offrez à travers un ensemble éblouissant d’ouvrages, de cours, de conférences, de manuscrits. Un tel ensemble, dont les chercheurs, actuels et futurs, pourront apprécier la richesse, méritait un cadre à sa mesure. Nous avons décidé de le créer, à partir d’une expérience, pas si ancienne puisqu’elle date de 2008, celle de la création d’un espace dédié à un autre grand homme de lettres, ami proche de notre université, Gao Xinjiang, prix Nobel de littérature en 2000. Martine Mollet et son équipe ont construit un espace spécifique pour votre don. Vous ne le connaissez pas et nous espérons qu’il ne vous décevra pas. Il a vocation à être tout à la fois mise en valeur de votre don et cadre de travail attractif et fructueux pour les chercheurs. Cette double fonction correspond au sens que nous donnons à votre acte : d’une part perpétuer l’image d’un chercheur et homme de lettres d’exception et, à travers lui, l’image de toute une époque des travaux sur l’Islam et le monde arabe, d’autre part servir de terreau à des recherches futures, dans cette volonté d’aider à la relève des générations.

Vous le savez, un grand chercheur n’est pas seulement celui qui produit une œuvre. C’est aussi celui qui a l’intelligence et l’humilité de se penser comme un maillon dans une chaîne qui le dépasse et qu’il doit contribuer à fortifier. Nous savons que votre œuvre, si belle, si forte et si vivante, ne vous a jamais éloigné de l’humilité du chercheur. L’ouverture de l’espace André Miquel est pour nous un hommage à l’immense chercheur et homme de lettres que vous êtes ; un hommage aussi au passager que nous sommes tous d’une recherche qui a toujours horizon.

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